FERRE (Amos de)
FERRE (Amos de)), verrier au Poët-Laval, dans la seconde moitié du xviie siècle, est évidemment le " vieux calviniste ", qui fut, dit-on, l'éducateur des " petits prophètes " et que, par suite d'une mauvaise lecture, Brueys, dont la plupart des auteurs ont adopté {327}la leçon, appelle Du Serre, tandis que Fléchier, qui est généralement exact, dit Du Ferre. Appartenant à une famille de gentilshommes verriers originaire d'Italie, que l'on trouve établie à Montlucet, commune de Montjoyer, dès 1484, et dont une des nombreuses branches posséda pendant longtemps le château de la Calmette, il était l'arrière-petit-fils d'un Claude de Ferre, que l'on croit être un ancien chorier de la cathédrale de Viviers qui jeta le froc aux orties et, dans tous les cas, fut un des premiers et des plus chauds partisans de la Réforme dans notre région. Car, l'un des deux fils de ce Claude, appelé Bernard et qualifié sieur de la Verrière, fut père de Gaspard et celui-ci fut père d'Amos. Enfin, ce dernier ayant épousé, vers 1650, Geneviève de Boëncou du Boyenc, fille de Charles, dernier descendant mâle d'une vieille famille du Graisivaudan implantée au Poët-Laval par le fait d'une alliance avec les Brotin, s'établit alors auprès de son beau-père, qui exploitait une verrerie dite de Salecru, dans un repli du massif boisé qu'on appelle parfois la montagne d'Aleyrac, parce que la commune de ce nom en comprend une grande partie. De telle sorte qu'il y avait au moins un tiers de siècle que ce membre de la famille de Ferre était verrier non loin de Dieulefit, sur le penchant de cette montagne d'Aleyrac, - dont, par suite d'une mauvaise lecture encore Brueys a transformé le nom en celui de du Peyrat, - quand arriva la révocation de l'édit de Nantes.
Or, ce grand acte d'intolérance du gouvernement de Louis XIV causa d'autant plus d'émotion dans la petite contrée dont Dieulefit est le centre de population le plus important, que les passions religieuses y étaient alors, depuis quelque temps, une cause d'agitation et de trouble. Dès 1678, en effet, de vieilles querelles entre les catholiques et les protestants de cette ville, à propos des charges municipales, en étaient arrivées au point que les premiers se plaignaient d'être en butte à de continuelles menaces, tandis que les autres, qui se sentaient de plus en plus menacés eux-mêmes par les pouvoirs publics, tenaient des assemblées nocturnes. De là une irritation des esprits qui gagna peu à peu les populations d'alentour, au point que, le 15 août 1687, la jeunesse protestante de quelques villages voisins, dont le Poët-Laval, s'étant jointe, en armes, à celle de Dieulefit, les catholiques de cette ville durent se réfugier, en toute hâte, dans d'autres localités, et qu'il y eut, quatorze jours plus tard, près de Bourdeaux, un combat des plus sanglants, dans lequel trois régiments commandés par le maréchal de camp Saint-Ruth, et non Saint-Ruf, comme dit Brueys, ne battirent pas sans pertes les protestants insurgés, ce dont le gouvernement se prévalut naturellement pour ajouter aux mesures vexatoires édictées contre ces derniers.
Amos de Ferre, qui passait pour " le plus délibéré protestant de ce quartier-là ", fut-il pour quelque chose dans ces conflits ? Il y a de grandes raisons de le croire, mais rien ne le prouve ; car, tout ce que l'on sait de l'existence quelque peu mystérieuse de notre verrier, c'est qu'employant pendant l'hiver un certain nombre de jeunes pâtres, qui gardaient leurs troupeaux sur la montagne, pendant la belle saison, il en profitait pour les instruire dans les choses de sa foi, et partant, qu'il manqua d'autant moins de leur faire partager son indignation, lorsqu'il vit l'exercice de son culte de plus en plus entravé et finalement interdit, que se rendant fréquemment à Genève, pour les besoins de son industrie, il y aiguisait, pour ainsi dire, chaque fois, ses colères au contact des proscrits réfugiés dans cette ville ; enfin, que s'exaltant encore à la lecture de certains livres rapportés de ses voyages, dans lesquels on prédisait " la chute prochaine du Papisme et le triomphe des enfants de Dieu ", il en arriva à faire lui-même de semblables prédictions, dans des moments d'extase ; et, comme l'extase est contagieuse de sa nature, {328}que les enfants qui se groupaient autour de lui eurent bientôt de semblables hallucinations, au cours desquelles ils prophétisaient à leur tour, ce qui, gagnant de proche en proche, grâce aux migrations des troupeaux, atteignit en moins de deux ans un nombre considérable d'enfants, non seulement en Dauphiné, mais encore et surtout en Vivarais et dans les Cévennes.
Par contre, Brueys, dont le livre est tout à fait contemporain des faits qu'il rapporte, puisqu'il est de 1692 et que c'est en 1688 et 1689 que les petits prophètes firent parler d'eux, prétend, il est vrai, que ce fut là le résultat d'un plan arrêté à Genève, dans un conciliabule de réfugiés, peu de temps après l'apparition de L'Accomplissement des prophéties, livre de Jurieu, dans lequel celui-ci émet l'opinion d'ailleurs fondée, " que souvent les prophéties, supposées ou véritables, inspirent à ceux en faveur de qui elles sont faites, les desseins d'entreprendre les choses qui leur sont promises ", et prédit ensuite, appuyé sur de nombreux calculs, que le renversement définitif de " l'empire anti-chrétien du Papisme " arrivera en 1690 ou en 1700. Brueys ajoute que, pour l'exécution de ce plan, notre verrier " se fit donner par de pauvres gens de son voisinage, qui furent bien aises de mettre leurs enfans auprès d'une personne si zélée pour leur religion ", quinze jeunes garçons et autant de jeunes filles à qui " il fit entendre que Dieu lui avoit donné son saint Esprit, qu'il avoit la puissance de le communiquer à qui bon lui sembloit et qu'il les avoit choisis pour les rendre Prophètes et Prophétesses " ; puis, que sous prétexte " que la plus sainte préparation pour plaire à Dieu et recevoir le don de Prophétie étoit de se priver de nourriture, il leur imposa des jeûnes de trois jours entiers ", et les forma ensuite en leur faisant " apprendre par cœur les endroits de l'Apocalypse où il est parlé de l'Antechrist et de la destruction de son empire ", en observant bien entendu, " que le Pape étoit cet Antechrist et que l'Empire qui devoit être détruit étoit le Papisme " ; enfin, que lorsque " quelqu'un des aspirans au don de prophétie avoit l'esprit assez renversé par les jeûnes et sçavoit bien jouer son rôle, le Maître Prophète assembloit le petit troupeau, plaçoit au milieu le prétendant, lui disoit que le temps de son inspiration étoit venu, après d'un air mystérieux il le baisoit, lui souffloit dans la bouche et lui déclaroit qu'il avoit reçu l'esprit de prophétie. " Seulement, il faut toujours faire la part de la passion dans les écrits des polémistes et se rappeler avec cela que le livre de Brueys est une réponse à Jurieu, qui, après avoir été la cause première de cette effervescence de certains esprits, dans notre région, consacra une de ses Lettres pastorales à célébrer le seul des petits prophètes qui se soit fait un nom en Dauphiné, Isabeau Vincent, dite la Bergère de Crest (V. ce nom), pauvre fille dont le délire extatique constituait à ses yeux un miracle permanent.
Ce qu'il y a de certain, c'est que, tandis qu'en Languedoc, province qui reçut la contagion d'un berger de Cliousclat, Gabriel Astier (V. ce nom), d'impitoyables rigueurs n'empêchèrent pas les petits prophètes de se multiplier au point qu'il fallut ensuite leur livrer combats sur combats pour les réduire ; en Dauphiné, l'intendant Bouchu en eut assez facilement raison, en les confiant tout simplement à des " personnes pieuses qui, pour travailler à la guérison de ces pauvres malades d'esprit, les empeschaient seulement de jeusner et leur donnaient des alimens fort nourrissants. Par ce moyen on leur faisoit reprendre le peu de sens que les jeusnes excessifs leur avoient fait perdre et l'on n'avoit pas ensuite beaucoup de peine à leur faire comprendre leur folie passée. " Ce moyen réussit si bien qu'au bout de huit ou neuf mois (juin 1688-février 1689), il ne fut plus question de petits prophètes dans cette province et qu'en dehors d'Isabeau {329}Vincent, le seul d'entre eux dont le nom soit arrivé jusqu'à nous est un nommé Splandian Palmier, des Granges-Gontardes, dont les funérailles, le 2 avril 1720, eurent cela de particulier, qu'on fit, à ce que nous apprennent les registres de catholicité de cette paroisse, " un petit tour en passant du côté de sa basse-cour, et descendant par la place, pour honorer un peu après sa mort celui qui s'était fait aimer et estimer pendant sa vie. "
Quant à l'auteur conscient ou inconscient de cette effervescence, Amos de Ferre, il s'était naturellement enfui lorsqu'il s'était vu dans le cas d'être poursuivi, et il ne vivait plus en 1716, date à laquelle son fils qui l'avait accompagné à l'étranger, hérita quelques biens d'un Mary de Ferre, sieur du Pommier, habitant de Dieulefit. Et, pour ce qui regarde la verrerie de Salecru, passée, probablement par héritage, à Philippe de Bouillanne, fils d'Osée et d'Anne de Ferre, dont les descendants se qualifiaient sieurs de Salecru, elle n'était plus exploitée au moment de la Révolution et l'on n'en retrouve pas seulement le nom aujourd'hui au Poët-Laval.
#Biogr. Dauph., i, 352. - France prot., éd. Bordier, v, 1066. - Brueys, Hist. du fanatisme de notre temps, 1re éd. - Fléchier, Lettres choisies, i, 350. - Napoléon Peyrat, Hist. past. du dés., i, 187. - Lacroix, L'Arrond. de Montélimar, iii, 178 et suiv. - Arch. Drôme, E, 2533 et 7833. - Jurieu, Lettres past., iii, 50 et 90. - Et. civ. du Poët-Laval et des Granges-Gontardes. - De Coston, Hist. de Mont., iii, 263. - Etc., etc.
Brun-Durand Dictionnaire Biographique de la Drôme 1901
Société de Sauvegarde des Monuments Anciens de la Drôme & Les amis du Vieux Marsanne
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