LAFARGE (Joachim)



LAFARGE (Joachim)), économiste qui peut être considéré comme l'inventeur des caisses de retraite pour la vieillesse et même, dans une certaine mesure, des assurances sur la vie, naquit à Crest, le 20 mars 1748, de Louis Lafarge, tailleur d'habits, et de Marie Teyssonnier. D'abord employé à Lyon, où l'avait attiré un de ses oncles, il entra ensuite, croyons-nous, dans les bureaux de Necker, à Paris, et, dans tous les cas, s'était enrichi et fréquentait depuis longtemps les réformateurs financiers et les philanthropes, quand éclata la Révolution. Or, la plupart de ceux qui s'étaient occupés, jusque-là, de ces graves questions, ayant alors mis en avant des plans ou systèmes pour arriver à la diminution des dettes de l'Etat et à l'amélioration du sort des classes laborieuses, il préconisa, lui, dès 1788, l'établissement d'une tontine dont le projet, approuvé par Necker et agréé par la municipalité de Paris, fut soumis à l'Assemblée nationale, le 30 octobre 1790.
C'est le curé Gouttes, député de l'Hérault, qui entretint ses collègues de la tontine viagère et d'amortissement de " M. Lafarge, citoyen de la section du Théâtre-Français ", dont il proposa de faire une institution d'Etat, après en avoir exposé l'économie et le mécanisme. Il s'agissait, en premier lieu, d'obtenir du gouvernement la création de rentes viagères 5 0/0 applicables au remboursement des dettes perpétuelles de l'Etat ; puis, de grouper un nombre indéfini de souscripteurs versant chacun, pendant dix ans, à raison de six deniers ou deux liards par jour, qui neuf livres par an, qui en une seule fois quatrevingt-dix livres, avec lesquelles on achèterait ces rentes viagères, dont les arrérages accumulés permettraient, croyait-il, de faire, dès la dixième année, à un certain nombre de souscripteurs désignés par le sort et à tous les survivants, à partir de la quinzième année, une pension viagère annuelle de 45 livres, qui devait s'élever progressivement ensuite, par le fait des décès, jusqu'à 3,000 livres, somme au-delà de laquelle toutes les extinctions de pensions profiteraient à l'Etat, qui finirait ainsi par hériter de tout le capital souscrit. Or, renvoyée au comité des finances, pour plus ample examen, cette proposition fut d'autant plus favorablement accueillie par ce comité, que l'Académie des sciences, ayant été préalablement priée de vérifier les calculs de Lafarge, parut les approuver. Partant, Gouttes fut {49}chargé d'insister auprès de l'Assemblée nationale, pour qu'elle fît sien un projet aussi séduisant, - ce qui eut lieu le 2 mars 1791, aux applaudissements d'un très grand nombre de députés, parmi lesquels était Mirabeau. Seulement, le grand tribun, qui prit ensuite la parole pour appuyer la proposition de Gouttes, " parce qu'un pareil établissement, en rappelant sans cesse à la classe indigente de la société les ressources de l'économie, lui en inspirerait le goût et lui en ferait connaître les bienfaits et, en quelque sorte, les miracles ", ayant terminé en demandant qu'on retînt " cinq jours du traitement de chaque député, pour former douze cents actions sur la tête d'autant de familles pauvres, qui seraient indiquées, quatorze par chaque directoire des 83 départements et trentehuit par la municipalité de Paris ", les dispositions de la majorité se modifièrent alors du tout au tout. Répondant à Mirabeau, Robespierre déclara que le traitement des représentants de la nation ne pouvait être retenu, parce qu'il est une propriété nationale et que, du reste, le projet de Lafarge ayant tous les caractères d'une loterie était immoral ; et Regnault de St-Jean d'Angély ayant soutenu la thèse de Mirabeau, Buzot se joignit à Robespierre pour repousser la proposition, qui fut enfin rejetée à la presque unanimité.
Ne pouvant faire de sa tontine l'institution d'Etat qu'il avait rêvée, Lafarge fonda alors, avec l'autorisation des pouvoirs publics et le concours d'un sieur Louis-Charles Mitouflet ou Mistouflet, dont le nom est inséparable du sien, une sorte de banque privée, ayant le même mécanisme et le même but que la " Caisse viagère et d'amortissement ", restée à l'état de projet ; et l'on peut juger de l'importance que le public attacha à cette fondation, par ce fait que l'" établissement de la Caisse d'épargne et de bienfaisance du sieur Lafarge ", le 22 août 1791, est un des événements donnés comme points de repère par l'Art de vérifier les dates de la Révolution. Quant au succès, il fut énorme ; car, en dépit d'une assez longue note sous forme de lettre, publiée dans le Moniteur du 26 avril 1792, pour démontrer que " M. Lafarge a nécessairement opéré sur des bases fausses ", puis d'une dénonciation tendant à faire croire que Lafarge " prostituait ses fonds au traitre Louis XVI et au conspirateur La Fayette ", notre Crestois ne reçut pas moins de 60 millions, de 110,000 souscripteurs, en vingt-trois mois (octobre 1791-septembre 1793), - ce qui veut dire que, de la part des souscripteurs, ce fut surtout affaire de spéculation ; - et cette spéculation fut d'autant plus malheureuse que Lafarge s'était grossièrement trompé et l'Académie des sciences avec lui, si tant est qu'elle ait réellement approuvé ses calculs ; attendu qu'il aurait fallu que les neuf dixièmes des actionnaires de la Caisse décédassent dans les douze premières années, pour qu'on pût faire aux survivants les 45 francs de rente promis.
L'erreur reconnue et mise au jour, on récrimina naturellement beaucoup et tellement que le pauvre Lafarge, pour qui les sept premières assemblées des actionnaires de sa Caisse avaient été autant d'ovations, n'osa plus en convoquer d'autres, ce qui fut une nouvelle cause de récriminations et de plaintes ; et le mécontentement s'accentua nécessairement encore à la suite du décret du 4 nivose an VI, qui réduisit à 1,473,000 livres les 2,747,000 livres de rente dus par l'Etat à la Caisse Lafarge, et déclara " amortis dans les mêmes proportions, au profit de la République ", 5,060,000 francs qui se trouvaient encore en caisse. Au lieu de reconnaître la bonne foi de notre Crestois, qui avait versé 500,000 livres de cautionnement en prenant la direction de la Caisse d'épargne et de bienfaisance, et dont les calculs erronés furent complètement détruits par la banqueroute de l'Etat, les action{50}naires de sa Caisse l'accusèrent de dilapidation ; puis, d'autres causes ayant amené une nouvelle diminution des rentes appartenant à cette caisse lesquelles ne montaient plus qu'à 1,318,000 livres au commencement de l'Empire, ils réclamèrent l'intervention du gouvernement. Heureux de l'occasion qui lui était offerte de mettre la main sur la tontine Lafarge, celui-ci ne la laissa pas échapper et, par un décret en date du 1er avril 1809, enleva la direction de cette tontine à son fondateur, pour la confier à trois membres du conseil municipal de Paris. Fort de son droit et confiant, malgré tout, dans les résultats de son entreprise, Lafarge protesta bien contre cette dépossession ; mieux que cela, après avoir obtenu du Conseil d'Etat et de la Cour des Comptes des arrêts constatant la régularité de toutes ses opérations et de sa comptabilité, il demanda aux tribunaux civils de lui rendre la direction de sa Caisse ; mais, tout en reconnaissant son droit, les tribunaux déclarèrent ne pouvoir aller à l'encontre d'un acte administratif.
Ainsi dépossédé, notre Crestois vécut encore longtemps, puisque ce n'est que le 30 août 1839 qu'il décéda à Versailles, où il s'était retiré dans les commencements du siècle ; mais il y vécut tellement oublié, que les biographes qui parlent de lui le font généralement mourir quatorze ans plus tôt, et que les journaux se demandèrent qui il était, lorsqu'on découvrit, il y a quelques années (1888), un buste de lui, en biscuit de Sèvres, signé : " Brachard ", et daté de 1801, qui fait maintenant partie des collections de la bibliothèque de Grenoble et dont un autre exemplaire est au musée Carnavalet. Quant à la tontine qu'il avait fondée et qui porta toujours son nom, si elle n'a pas rapporté grand'chose à ses actionnaires, qui étaient encore 17,000 en 1847 et qui tentèrent par deux fois, - en 1830 et en 1846, - d'en redevenir les maîtres, elle a rapporté plus de 70 millions à l'Etat ; car, le décret de l'an VI en a fait disparaître quarante et, en dépit des conversions que cette tontine a dû subir depuis, comme tout le monde, sa liquidation a fait bénéficier le Trésor public de 1,055,767 francs de rente 3 0/0, soit d'environ 34 millions.
BIBLIOGRAPHIE. - I. Brevet pour l'établissement de la Caisse d'épargne et de bienfaisance du sieur Joachim Lafarge. S.l.n.d., in-4º de 39 pp.
II. Instruction pour MM. les receveurs établis dans les quatre-vingt-trois départements ; pouvant aussi servir de prospectus de la Caisse d'épargne et de bienfaisance. S.l.n.d., in-4º de 18 pp. + 2 ff. n. ch.
#Et. civ. - Réimpression du Moniteur, vi, 253 ; vii, 535 ; xii, 319 ; xix, 113, 154. - Ch. Malo, Appel à tous les principaux actionnaires de la Caisse Lafarge. S.l.n.d., mais Paris, 1847, in-4º de 12 pp. - Notes du Minist. des finances et de M. Godin, sénateur.




Brun-Durand Dictionnaire Biographique de la Drôme 1901

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